- CERVEAU HUMAIN
- CERVEAU HUMAINDe tout temps, la nature des rapports entre le cerveau, structure anatomique fonctionnelle de mieux en mieux connue, et ce qu’on désigne comme étant l’esprit ou le psychisme a stimulé l’intérêt de l’homme, comme en témoigne l’historique établi par H. Hecaen et G. Lanteri-Laura. Si l’on admet qu’une âme raisonnable «habite» le cerveau, elle serait ainsi cause et principe des sensations et des mouvements volontaires: dans l’âme du cerveau, Galien avait situé l’hegemonikon qui gouverne les nerfs.Avec Descartes, apparaît la notion d’âme «indivisible», et il place ce sensorium commune dans la glande pinéale. Pourquoi? Parce qu’elle est médiane. Nous trouvons là un curieux exemple d’extrapolation de l’anatomie à un projet organiciste par lequel, d’une certaine façon, Descartes fait preuve d’esprit de géométrie! Rappelons aussi ces quelques lignes de La Mettrie, écrites en 1746 dans L’Homme machine (cité par J.-P. Changeux) et qui traduisent une position moniste-matérialiste: «Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu’elle semble en être une propriété, telle que l’électricité, la faculté motrice, l’impénétrabilité, l’étendue, etc.»Puis commence la bataille des localisations cérébrales, avec trois noms clés: ceux de F. J. Gall, de P. Broca et de K. Brodmann. Sans doute faut-il rendre justice à Gall, dont une certaine tradition a fait un phrénologiste dérisoire, alors qu’il a été un remarquable anatomiste du système nerveux central qui voyait dans le cortex cérébral le niveau le plus élevé de l’encéphale. Il est juste de mentionner aussi Bouillaud (1796-1881) qui, d’une certaine façon, fera la transition entre son maître Gall et Broca, dont l’œuvre mettra l’accent sur les territoires fonctionnellement spécialisés du cerveau que sont les localisations sensitives et motrices corticales, en liaison effective avec les nerfs. Brodmann présente enfin une carte du cortex qui atteint la perfection et proclame la liaison étroite entre caractéristiques histologiques et fonctions physiologiques; pourtant, il ne s’agit toujours que de fonctions élémentaires. Au contraire, H. Jackson (qui a tant inspiré la pensée de H. Ey) défendait une interprétation de type associationniste. Son idée essentielle était celle d’une hiérarchie des fonctions, ce qui d’ailleurs annonce les conceptions plus modernes de niveaux d’organisation et d’intégration.Le localisationnisme fera l’objet de critiques sévères, que ce soit au nom de la théorie de la forme, défendue notamment par K. Goldstein, ou au nom de la notion d’analyseurs corticaux et de la théorie des réflexes conditionnés due à Ivan Pavlov. Mais la contestation la plus radicale sera le fait des tenants de la position (car ce n’est pas une théorie) du black box (boîte noire), défendue et prônée par les behavioristes et notamment J. B. Watson et ses épigones. Pour cette école, il convient de se limiter à l’observation de ce qu’on constate en amont et en aval et ne pas se préoccuper de ce qui peut se passer au sein du système nerveux central.Il reste à situer la position, au demeurant complexe, de Sigmund Freud. Il est indubitable que la psychanalyse a engendré un mode de pensée qui a encouragé à pratiquer l’impasse sur le cerveau. Mais il est non moins certain que Freud a toujours été un matérialiste. Sa théorie de l’appareil psychique, exprimée en un système à plusieurs modèles (topique, dynamique, économique), est en relation étroite avec la science de son époque et à maints égards se révèle prémonitoire des théories scientifiques les plus modernes. Néanmoins, après l’abandon de son Projet d’une psychologie scientifique , Freud a renoncé à assigner un site anatomique aux instances psychiques, qu’elles appartiennent à la première ou à la seconde topique.Un fossé reste creusé entre les tenants d’une attitude scientifique vis-à-vis du psychisme et ceux qu’on peut désigner sous le nom de mentalistes. L’enjeu est certes d’importance. D’une certaine façon, mettre le doigt dans l’engrenage d’une machinerie cérébrale, c’est risquer de faire perdre à l’homme ce qu’il considère comme étant sa liberté, ou son libre arbitre. Si au contraire on s’en tient à la tradition psychologique mentaliste, on s’expose à se couper des immenses progrès des neurosciences. Il ne saurait être ici question de résoudre cet antagonisme; il est possible que l’entreprise soit au-dessus des possibilités de l’intelligence humaine. En tout cas, les modèles proposés par Jacques Monod d’une part, K. Popper et J. C. Eccles d’autre part, paraissent incompatibles, et les positions de leurs auteurs sont irréductibles.Nous nous proposons donc de familiariser le lecteur avec un certain nombre de travaux qui introduisent une variation de nature dans la réflexion et sont peut-être susceptibles de modifier les niveaux de discussion. Nous pensons également qu’il doit être possible de trouver entre ces deux discours parallèles une certaine analogie dialectique qui, dans l’idéal, faciliterait une vue multidisciplinaire d’un seul et même phénomène.1. La dialectique cerveau-espritDu réductionnisme à la biologie dynamiquePendant longtemps, l’anatomie microscopique nous a donné une image statique du système nerveux central et en particulier du cortex cérébral. De façon paradoxale, plus on pénétrait dans l’intimité des structures nerveuses, moins il était possible de concevoir les éventuels rapports de celles-ci avec l’activité mentale.Aujourd’hui, des techniques nouvelles permettent de visualiser l’activité des différents éléments composant le cerveau, notamment les vaisseaux et les neurones, cela non seulement in vitro (cultures de tissus), mais aussi in situ , puisque, grâce à la caméra à positrons, on passe de l’image fixe à la représentation du mouvement, c’est-à-dire des flux métaboliques. Le prodigieux essor qui s’amorce ainsi au sein des neurosciences permet d’ores et déjà de modifier la présentation du problème cerveau-esprit, longtemps obscurci par la tendance au réductionnisme.De nombreux auteurs estiment impossible et impensable de réduire les phénomènes présents à un certain niveau d’organisation, par exemple celui de l’être vivant, à ceux qui caractérisent le fonctionnement du niveau «inférieur», par exemple celui des molécules. C’est la raison pour laquelle, jusqu’en plein XXe siècle, les théories vitalistes ont pu trouver d’ardents défenseurs. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’invoquer quelque «force vitale» pour rendre compte des phénomènes de la vie. Il suffit de recourir aux concepts et aux méthodes de la biologie moléculaire. De cette façon, il n’y a pas de réduction du vivant au physico-chimique, mais au contraire élargissement de la physico-chimie au domaine de la biologie. On peut même imaginer qu’un jour la biologie pourra renouveler ses concepts et ses méthodes de façon à pouvoir rendre compte de phénomènes psychologiques. Il est néanmoins vraisemblable qu’il sera toujours nécessaire de conserver un double langage, celui de la neurobiologie et celui de la psychologie; tant il est vrai que seuls les principes contradictoires d’identité et d’altérité sont capables de rendre compte de la réalité (Costa de Beauregard, in A. Bourguignon, 1981).N’est-il pas quelque peu paradoxal de constater que les recherches de neurobiologie microscopique portant sur les neurones et les synapses permettent une meilleure coordination avec la psychologie que celles qui ont pour objet les localisations cérébrales? La raison en est sans doute que, d’un côté, nous avons affaire à un ensemble de type informatique (il ne convient pas de pousser l’analogie plus loin) et, de l’autre, à une cartographie, certes «parfaite», mais fixiste.Avec J.-P. Changeux, nous arrivons à saisir ce que peut apporter en ce domaine un regroupement des sciences. Cet auteur rappelle que le neurone, base unitaire essentielle du fonctionnement cérébral, se présente en réalité sous un double aspect biologique; d’une part, c’est un tout complexe, comme l’est toute cellule, et, de l’autre, c’est un élément d’un ensemble encore plus complexe. Dès lors, il n’est plus tellement question du centre nerveux bien que cette notion d’une localisation sélective préférentielle de certaines fonctions élémentaires en certains lieux cérébraux demeure exacte; il est surtout question de transferts d’énergie, de transmission d’information, mais aussi d’une histoire ontogénétique qui commence avec le message inclus dans les gènes; ce projet ontogénétique entre, dès le début, en interaction avec l’environnement dont il a besoin pour s’exprimer. Enfin, il est aussi question de systèmes auto-organisateurs qui, en dehors de toute programmation, semblent pouvoir expliquer que tout organisme complexe dispose d’un certain «secteur de liberté» et qui ne sont peut-être pas éloignés des «structures dissipatives» dont parle le physico-chimiste Ilya Prigogine.Du programme génétique à l’épigenèseEn fait, le terme de «programme génétique», comme l’a rappelé notamment H. Atlan, est une métaphore quelque peu ambitieuse et trompeuse. Les gènes sont en trop petit nombre pour pouvoir représenter un programme dans le sens informatique du terme. Ils ont pour mission, ou pour destin, de porter en eux un ensemble limité d’instructions et, de façon indirecte, une mémoire des événements (mutations, sélections) qui ont marqué la phylogenèse. C’est donc avec cette restriction que nous conserverons le terme de programme génétique. Celui-ci existe, contrairement à ce que prétend la doctrine behavioriste, selon laquelle le nouveau-né serait un chèque en blanc, un métal en fusion dont on pourrait faire n’importe quoi et n’importe qui. Il existe, dans la mesure où, comme l’a rappelé André Bourguignon, l’invariance des caractères anatomiques et fonctionnels du système nerveux central en fait foi. D’où résulte d’ailleurs l’apparente uniformité des comportements élémentaires.Un certain nombre d’événements sont, en effet, prévus, témoin la migration des neuroblastes [cf. DÉVELOPPEMENT HUMAIN]. Chaque neuroblaste paraît assigné à un lieu précis; pour certains, chacun d’entre eux recevrait une sorte de billet de voyage de la part du mésoderme qui sous-tend la crête neurale, leur lieu de départ; pour d’autres, c’est sur place que ces neuroblastes trouveraient des caractéristiques qui les spécifieraient dans un sens fonctionnel désormais définitif. Ayant perdu, et ce pour toujours, la propriété de se multiplier, le neuroblaste devient neurone et constitue une unité fonctionnelle définie. Rappelons que l’équipement d’un cerveau humain en neurones est de l’ordre de 1011 à 1012 neurones. Or il a été clairement établi que le contenu en acide désoxyribonucléique du noyau dans l’œuf fécondé ne permet pas de coder cette masse immense de neurones, sans parler de la masse encore plus grande (1014 à 1015) des synapses. Il faut rappeler enfin qu’une fois arrivés à destination, les neurones subissent une réduction numérique plus ou moins importante selon les régions du cerveau. C’est là un phénomène analogue à celui que nous décrirons plus loin sous le nom de stabilisation sélective des synapses.L’épigenèse c’est, pour chaque élément de l’organisme et pour l’organisme entier, le choc avec l’environnement. Quelque élaboré que soit le programme génétique, il ne peut pas tout prévoir, car il ne sait rien de ce que le sujet va être amené à rencontrer.Si le nombre de neurones est fixé dès la fin de leur migration, la formation de synapses continue à se faire en fonction des informations reçues, donc de l’épigenèse. Une synapse devient fonctionnelle à partir du moment où elle assure une transmission d’information entre neurone émetteur et neurone récepteur, par l’intermédiaire d’une substance chimique, le neuromédiateur que sécrète le neurone émetteur. À cet égard il faut préciser qu’il n’y a pas de spécificité étroite des neurones vis-à-vis d’un neuromédiateur donné, mais que chaque neurone ne peut synthétiser que deux neuromédiateurs au maximum.Il y a trois états possibles pour une synapse: elle peut être labile, stable, ou évoluer vers la dégénérescence. La synapse labile peut devenir stable si elle est fonctionnelle; dans le cas contraire, elle dégénère. Changeux dit que l’environnement opère, au sein d’une enveloppe génétique préétablie, une sélection des réseaux neuroniques qui seront fonctionnels; c’est la stabilisation sélective des synapses. Cette sélection se traduit par une diminution plus ou moins importante du nombre des synapses préexistantes. Cette notion illustre le fait que l’inné et l’acquis n’agissent pas dans des compartiments étanches, mais qu’il existe entre leurs influences une interaction constante. Ils agissent l’un avec l’autre, et parfois l’un contre l’autre.Cette stabilisation des synapses, véritable substratum biologique de l’apprentissage et de la mémoire, va se poursuivre tout au long de la croissance et de la maturation du cerveau; chez l’être humain elle ne s’arrête guère avant quinze, voire vingt ans. Certaines expériences de privation sensorielle, notamment visuelle, chez l’animal nouveau-né (chaton) démontrent le bien-fondé de cette hypothèse: en l’absence d’un apport sensoriel à un moment significatif, il y a dégénérescence des synapses destinées à transmettre les stimuli. En effet, ces périodes de stabilisation sélective des synapses correspondent probablement à des stades qu’on a pu appeler «critiques» et qu’il est sans doute préférable de qualifier de «sensibles». Tel ou tel stade sensible est repérable chez l’être en formation par le fait qu’il constitue une phase de vulnérabilité en inadéquation avec l’environnement. Parmi ces inadéquations, il en est sans doute qui sont d’ordre biochimique: intoxications durant la grossesse ou après la naissance, carence en protéines amenant une sévère atteinte cérébrale. Il en est certainement aussi d’ordre psychologique: absence d’une personne investie du rôle de mère (hospitalisme de Spitz), carence affective de Bowlby (in Bourguignon). Il est donc très vraisemblable que certaines évolutions cérébrales défavorables soient en relation avec un raté de l’épigenèse. En dehors d’inadéquations massives de l’environnement psychosocial, il est parfois difficile de détecter les effets pathogènes de cet ordre, car l’action du milieu sur le cerveau dépend dès le départ de ses caractéristiques fonctionnelles, en d’autres termes de l’«équipement de base» dont chacun dispose à la naissance. Or, dans ce domaine, on observe une grande variabilité interindividuelle dans l’espèce humaine. C’est dire que seules des études longitudinales, poursuivies pendant longtemps, pourraient apporter la preuve formelle des effets néfastes d’un certain environnement sur le développement psychique en fonction des caractéristiques neurobiologiques observées à la naissance.Notion d’auto-organisationLe concept d’auto-organisation revêt une importance doctrinale considérable. Élaboré tout d’abord dans le domaine de la cybernétique, et à l’occasion de recherches formelles, il permet de concevoir qu’il puisse exister au sein de tout système biologique une «marge de liberté» et de «créativité». Cette marge est, d’une part, variable d’une espèce à l’autre et, d’autre part, indispensable, d’une certaine façon, à la survie de toute espèce.Atlan parle d’auto-organisation en présence de tout système ayant «la capacité d’utiliser les phénomènes aléatoires pour les intégrer dans le système et les faire fonctionner comme des facteurs positifs, créateurs d’ordre, de structures, de fonctions» (H. Atlan, 1972, p. 230). Il s’agit d’une application de la théorie de l’information à la biologie, théorie qui, avec Von Forster, avait permis d’établir le principe «d’ordre à partir du bruit».Dans le domaine biologique et plus particulièrement s’agissant du système nerveux central, les processus d’auto-organisation sont, par définition, ceux qui n’obéissent ni à une série formelle d’instructions d’origine interne («programme génétique»), ni à une succession de stimuli externes prévus et nécessaires (programme épigénétique), ni à un apprentissage imposé en fonction de niveaux de développement du système nerveux central (on reconnaîtra là le programme scolaire). Ces processus d’auto-organisation découlent des propriétés intrinsèques du système: l’ouverture, la complexité, la redondance, la fiabilité, la compétence. Dans le cas du système nerveux central, la redondance se traduit par le fait que de nombreux éléments identiques quant à la structure et à la fonction sont interconnectés entre eux et ne sont pas tous localisés en un même lieu. Ces propriétés lui permettront, dans le cas où surviennent des perturbations aléatoires, de «rattraper l’inévitable et transitoire désorganisation», voire même de créer du nouveau par accroissement de complexité; c’est-à-dire par diminution de la redondance et augmentation des spécifications neuroniques.C’est cette même théorie de l’auto-organisation que Prigogine a pu utiliser dans le cadre de la thermodynamique. Elle se retrouve, implicite, dans la théorie constructiviste de Piaget (cf. Bourguignon, op. cit. ).Du modèle psychanalytique à la neurobiologieTrop souvent on a tendance à considérer que la pensée freudienne est strictement mentaliste. Nous avons déjà marqué notre désaccord avec ce jugement. On trouve en effet dans l’œuvre de Freud des passages révélant d’indiscutables affinités avec certaines des conceptions que nous venons d’énoncer. Ainsi, comme le rappelle A. Danchin, Freud parle dans son Projet de psychologie scientifique de «barrières de contact», là où nous nous référons à des synapses (qui de façon évidente étaient inconnues de son temps), et il suppose que dans le système des neurones affectés à la mémoire, les barrières de contact sont modifiées de façon durable par la répétition des excitations, qui créent à leur niveau un état de «frayage». L’analogie avec le processus de stabilisation sélective des synapses est frappante.De même, c’est Freud qui a affirmé que les racines de la névrose adulte devaient être cherchées dans le vécu des cinq premières années. Certes, il est difficile de l’établir de façon indiscutable et on peut (avec Scherrer) se dire que le système nerveux de la période considérée est immature, certainement sensible, qu’il a une redondance insuffisante et une fiabilité faible. Il est plus que probable que des expériences quasi indélébiles prennent place à cette période, mais il est sans doute illusoire de vouloir les faire renaître sous la forme d’un discours remémoratif. Il faut tenir compte également du fait que la maturation du système nerveux est d’autant plus précoce que la structure nerveuse est plus élémentaire et plus caudale. Le cortex est la partie la plus élaborée et, partant, la plus tardive en ce qui concerne son équipement.On peut dire, pour conclure, que Freud a certainement été gêné par le faible développement des connaissances neurobiologiques de son temps, mais qu’il a, dans ce domaine, développé des vues prophétiques qui ont fait l’objet d’un début de validation scientifique.Ainsi, le cerveau aura reçu du génome une organisation structurale et fonctionnelle comportant à la fois des limitations liées à l’espèce et des possibilités qui ne demandent qu’à être exploitées, et mises à l’épreuve par sa rencontre avec l’environnement précoce. Cette rencontre favorise certaines spécifications et tend déjà à opérer une première réduction des potentialités.Le propre de l’homme réside dans sa potentialité à développer un domaine qui n’appartient qu’à lui, et qui est celui de la symbolisation et de l’abstraction. Certes, il convient de ne pas minimiser l’importance de l’héritage génétique et de l’épigenèse, mais dans ce domaine c’est, semble-t-il, l’auto-organisation qui rend compte de la créativité. Le cerveau humain, du fait de son extraordinaire richesse, est le seul cerveau de la série animale capable de concilier la répétition et le changement. La répétition des instructions génétiques et épigénétiques lui permet d’assurer sa stabilité et sa survie. Au contraire, la liberté qu’il prend vis-à-vis de ses schèmes cognitifs est à la base même du progrès de son savoir et de son pouvoir. Il est l’agent le plus puissant de sa propre évolution. Une grande partie de ce travail créatif se passe sans doute en dehors de la sphère du conscient.C’est dire que le vieux débat cerveau-esprit est sans doute dépassé, et que ce qui fait problème c’est la façon dont sont transmises, stockées, codées et décodées les informations, et surtout comment ce travail incessant et complexe, qui est d’ordre physico-chimique, aboutit à l’affichage à la conscience, c’est-à-dire à l’apparition du dernier niveau d’organisation, le plus complexe; mais peut-être le moins important, dans la mesure où il ne représente que la pointe de l’iceberg.2. Grands thèmes en discussionLatéralisation et spécialisation des fonctions hémisphériquesLa problématique du cerveau et de ses fonctions a été profondément influencée par la découverte des différences fonctionnelles existant entre les deux hémisphères cérébraux.Il ne convient pas de prendre cette notion nouvelle et révolutionnaire pour une ultime confirmation de la théorie des localisations. Bien au contraire, ces deux hémisphères cérébraux si différents travaillent, en réalité, en collaboration constante l’un avec l’autre et, également, avec d’autres structures sous-jacentes.Le rôle de l’hémisphère droit chez le droitier, habituellement désigné comme étant mineur d’une façon quelque peu méprisante, a déjà, en fait, été prévu dès 1884 par H. Jackson. Puis une autre notion se fait jour: quand un gaucher est frappé d’aphasie, c’est aussi une certaine partie de son hémisphère gauche qui est atteinte. Toujours pour les gauchers, il apparaît que leur fréquente supériorité dans les exercices physiques, notamment le tennis et l’escrime, n’est peut-être pas le fait du hasard (Y. Guiard). C’est en effet au niveau de l’hémisphère droit, qui est chez eux volumétriquement plus important, que s’intègre, donc s’apprend, la maîtrise des mouvements du corps et de l’espace.L’étude des fonctions de chacun des deux hémisphères a beaucoup bénéficié de la technique dite du cerveau dédoublé (split brain ). Cette technique a été utilisée chez l’animal auquel on a sectionné les commissures et, notamment, la plus importante d’entre elles, c’est-à-dire le corps calleux. Cette séparation des hémisphères n’est qu’exceptionnellement pratiquée chez l’homme mais elle a été tentée dans un but thérapeutique chez des malades atteints de crise épileptique et rebelles à tout traitement (M. S. Gazzaniga, 1982).On a pu également chez l’homme se servir de la méthode dichotique qui consiste à comparer les résultats de messages sonores adressés successivement à l’oreille gauche (et qui sont destinés essentiellement à l’hémisphère droit) puis à l’oreille droite (et reçus par l’hémisphère gauche). C’est ainsi qu’on a pu mettre en évidence le fait que la perception de la musique était représentée dans les deux hémisphères; sous sa forme symbolique et scripturale dans l’hémisphère gauche, sous sa forme globale et émotionnelle dans l’hémisphère droit. C’est également dans l’hémisphère droit (Weintraub et coll.) que s’intègrent la mélodie et la prosodie du discours.Certains auteurs considèrent que, même chez le sujet entier, c’est-à-dire chez qui on n’a pas pratiqué la section des commissures interhémisphériques, l’hémisphère droit interviendrait comme une chambre de réflexion qui aurait pour mission de préciser et de nuancer les jugements et les décisions de l’hémisphère gauche.On peut se demander enfin à partir de quel âge se spécifient les fonctions relatives des deux hémisphères en matière de langage. D’un auteur à l’autre, la durée de spécification est variable. Certains estiment que la prédominance du cerveau gauche dans le traitement du matériel verbal apparaît très tôt. Tous les auteurs s’accordent pour reconnaître que, dès la fin de la deuxième année, débute la période sensible de plasticité des ensembles neuroniques impliqués dans le langage. Pour les uns, cette période sensible durerait jusqu’à l’âge de cinq ans, d’autres en repoussent les limites jusqu’à quatorze ans. À la lumière d’hémisphérectomies pratiquées chez des enfants de moins de trois ans pour hémiplégie du côté opposé, on peut dire que cette intervention n’est pas suivie d’aphasie comme elle l’aurait été chez des sujets adultes et ayant acquis le langage. Ce qui veut dire que le cerveau droit peut, d’une certaine façon, assumer l’apprentissage du langage mais jusqu’à un certain âge seulement, et probablement de façon incomplète.Problème de hiérarchisationCe problème d’un «cerveau du cerveau» a de tout temps séduit les scientifiques. Nous avons déjà vu pour quelle raison Descartes situe ce niveau suprême dans la glande pinéale. J. H. Jackson voit plutôt dans les régions frontale et préfrontale – et ce dans une optique très particulière qui est celle de l’évolution – le niveau supérieur, qui se doit d’être le plus complexe, le plus récent, le plus volontaire. Une élaboration analogue se référant en même temps à l’évolution phylogénétique sera proposée par P. MacLean: celle de la surimposition des cerveaux reptilien (tronc cérébral), mammalien (limbique) et humain (néo-cortical) [cf. J.-M. Robert, 1982]. W. Penfield est, quant à lui, favorable à la position «centraliste» de Descartes et suggère le terme de «centrencéphale» pour l’axe encéphalique qui, commandant aux fonctions essentielles, notamment à la vigilance, devrait logiquement réguler l’ensemble du cerveau. Enfin, le neuropsychologue soviétique A. R. Luria suggère l’existence de trois unités fonctionnelles, à savoir les formations centrales, la formation limbique et le lobe frontal qui télécommanderaient toutes les activités cérébrales par l’intermédiaire de la formation réticulée (cf. G. Lazorthes, 1982). Ce problème est difficile à résoudre; au demeurant les arguments qu’on invoque sont tantôt «géométriques» (Descartes choisit la glande pinéale parce qu’elle a un siège médian) tantôt physiologiques. Il faut, en outre, tenir compte de l’état dans lequel est le sujet, autrement dit, il est possible que les états de veille, de sommeil lent et de sommeil paradoxal ne correspondent pas à la même et hypothétique hiérarchisation.Langage et penséeLes langues naturelles humaines, tout comme la pensée – consciente ou inconsciente –, sont fonction de l’activité cérébrale. Nous n’y insisterons pas, pour considérer plutôt le problème langage-pensée, qui a tant préoccupé les grammairiens de Port-Royal et que N. Chomsky a remis à l’ordre du jour, sans que sa prise de position permette d’entrevoir clairement la solution, tout au moins actuellement.La phylogenèse et l’ontogenèse nous révèlent que le langage humain est un phénomène unique, sans analogue dans le monde animal. Il s’agirait, pour Chomsky, d’une capacité spécifique de l’espèce humaine, indépendante de l’intelligence, mais dépendante d’une structure mentale innée, indispensable à son acquisition. En effet, avec l’instauration du langage, la pensée humaine acquiert des propriétés nouvelles et une complexité jusqu’alors inconnue. C’est pourquoi l’étude du langage serait l’une des voies les plus fécondes pour explorer les propriétés essentielles de l’intelligence humaine, bien que, pour une même langue, la grammaire varie peu d’un locuteur à l’autre, alors que l’intelligence et les conditions d’acquisition de la langue varient énormément d’un sujet à l’autre.Si le langage humain est un moyen d’expression, donc de communication de la pensée, il est aussi pour certains un outil d’élaboration de la pensée. Car dans le langage humain apparaît un principe nouveau. «Ce principe nouveau a un «aspect créateur» [à savoir] la faculté spécifiquement humaine d’exprimer des pensées nouvelles et de comprendre des expressions de pensées nouvelles dans le cadre d’un «langage institué», produit culturel soumis à des lois et à des principes qui lui sont en partie propres et qui reflètent en partie des propriétés générales de la pensée.»Pourtant, toutes les créations de l’esprit humain n’exigent pas, tout au moins à leur phase initiale, le recours au langage, comme en témoigne Jacques Hadamard dans son Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique (1975). Et à ce propos, il cite une lettre d’Einstein, où celui-ci précise: «Les mots et le langage écrits ou parlés ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée.» D’ailleurs n’avait-il pas déclaré, bien des années auparavant: «Je pense très rarement en mots. Une pensée vient, et je peux essayer de l’exprimer en mots après coup .»Quoi qu’il en soit du rôle respectif du langage, du désir, de l’émotion et de l’«intuition pure», de la conscience réflexive ou de l’inconscient dans la genèse des plus nobles productions de la pensée humaine, il faut reconnaître que le langage représente un système de traitement de l’information extraordinairement économique, sans lequel les progrès cognitifs et d’une façon générale les progrès intellectuels de l’homme auraient été obligatoirement limités, alors qu’avec lui les limites de la pensée humaine ont été reculées quasi à l’infini. Par les mots et les concepts, la pensée de l’homme a pu atteindre la généralisation et l’abstraction, s’affranchissant ainsi des données foisonnantes et contingentes de la perception. Mais il ne faut pas oublier non plus ce que Freud nous a appris dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne : le langage est aussi un moyen qu’utilisent parfois les désirs et les pensées inconscients pour s’exprimer.Malléabilité et manipulations des fonctions corticalesMéthodes physiquesParmi les manipulations physiques nous retiendrons deux modalités:– L’électrochoc découvert en 1940 par l’Italien Cerletti à partir de bases théoriques incertaines et qui devait se révéler la plus efficace des thérapeutiques de la mélancolie. En fait, l’électrochoc n’est en rien un moyen de manipulation physique.– La psychochirurgie, proposée en tant que thérapeutique de la schizophrénie par Egas Moniz et qui visait à déconnecter les lobes frontaux et préfrontaux de la région du thalamus, s’est révélée être une thérapeutique aveugle et mutilante. Elle a pu être utilisée avec d’autres modalités chez des récidivistes sexuels; elle soulève d’incommensurables problèmes éthiques et n’a pas cours en France.À ces deux variantes il faut ajouter la méthode du neurochirurgien espagnol Delgado qui a implanté des électrodes dans certaines zones du cerveau et qui agit ainsi à distance au moyen d’un émetteur, donnant un ordre précis. Cette méthode, qui a peut-être un certain intérêt d’exploration des fonctions cérébrales, serait susceptible d’entraîner les pires abus si elle était légalement admise.Méthodes chimiquesIl convient de faire référence aux substances qui agissent sur la biochimie du cerveau.Au premier rang, et de façon prosaïque, figure évidemment l’alcool, grand pourvoyeur de crimes, suivi par les drogues. Mais, depuis 1952, nous disposons de substances chimiques qui modifient le comportement dans un sens prévisible, dans la mesure où elles ont un impact sur le fonctionnement de systèmes neuromédiateurs; leur ensemble constitue la psychopharmacologie.Pour répondre à l’accusation permanente des antipsychiatres, il faut dire que la chimiothérapie a constitué un immense progrès et qu’elle est parfaitement licite, dans la mesure où elle est motivée par le désir de guérir. Mais au contraire, quand elle est employée pour «normativiser» des sujets «qui pensent autrement», elle est effectivement un moyen de pression, pour ne pas dire de torture.Méthodes psychologiquesLa malléabilité de l’esprit vis-à-vis des manipulations psychologiques est connue depuis longtemps. Tout au plus a-t-elle pu être codifiée, notamment sous la forme du comportementalisme et de la désafférentation psychologique. La thérapeutique comportementale est, elle aussi, parfaitement licite quand elle a pour but de soulager le sujet; si elle devait un jour être appliquée pour le façonner selon les canons de l’autorité, elle ferait partie des appareils d’oppression. Quant à la désafférentation psychologique, elle va de l’expérience phénoménologique de l’Esquimau perdu dans l’immensité de l’entre-ciel-et-mer à l’angoisse du prisonnier privé de tout apport sensoriel. Il est certain que cette dernière forme fait partie des moyens de répression et vise à briser un opposant. Il faut être infiniment plus sceptique quant à l’emploi allégué de l’hypnose dans le but d’imposer une façon nouvelle de penser.En revanche, il est certain que l’emprise abusive des médias, notamment de la radio et de la télévision, constitue d’une certaine façon un viol des consciences, ou du moins peut y contribuer.Parmi les autres méthodes employées, non pas pour convaincre quelqu’un, mais pour le briser en tant que personne, pour le réduire à l’état d’animal terrorisé, figurent des méthodes telles que la privation de sommeil (à ne pas confondre, de grâce, avec l’insomnie banale du sujet non incarcéré) et, hélas! la torture.
Encyclopédie Universelle. 2012.